Erik Orsenna : Madame Afrique

Erik Orsenna : Madame Afrique

Interview réalisée en 2003

 

De passage à Lille pour présenter son livre Madame Ba, Erik Orsenna nous a entretenu de son rapport avec l'Afrique à travers notre exercice de jeu de mots.

Comment est l'idée d'écrire Madame Ba ?

J’ai eu 15 ans en 1962, au moment de l’indépendance de l’Algérie. J’étais dans un milieu très extrême droite de par l’entourage de mes parents, qui eux ne l’étaient pas. C’était un milieu très politisé. L’indépendance de l’Algérie m’a donc semblé une question majeure. A l’âge de 17 ans j’ai commencé à m’intéresser au Sud. J’ai fait de l’économie pour cela et je me suis très vite occupé de matières premières. Dès l’âge de 24 - 25 ans, j’ai effectué mes premières missions en Afrique pour la stabilisation du cours de l’arachide, du café et du cacao. Je me suis rendu dans ce continent très jeune pour des raisons économiques et politiques. J’ai commencé à y tisser des liens à l’africaine dès mes premiers voyages. J’intégrais les familles à chaque voyage. Ce livre est donc une très vieille histoire, trente ans de voyage en Afrique. A l’élection de François Mittérand en 1981, j’ai rejoint le cabinet du ministre des affaires étrangères.

J’ai ensuite continué à m’occuper d’un certain nombre de questions relatives à l’Afrique. J’ai rejoint plus tard le cabinet de Roland Dumas, aux affaires étrangères où j’avais toujours des responsabilités dans les dossiers africains. Entre-temps, j’ai été éditeur aux Nouvelles éditions ivoiriennes, je m’occupais du comité de lecture. Je n’ai pas cessé d’être en Afrique depuis trente ans. Quand on est écrivain, on se demande toujours comment raconterait-on l’histoire d’un endroit où l’on va. Comme en même temps je suis magistrat et que j’avais eu à m’occuper de dossier de l’immigration au conseil d’Etat et que j’ai toujours considéré ce sujet comme central et extrêmement compliqué, j’ai voulu faire ce roman dont il y aura peut-être une suite. Madame Bâ s’arrête au Sud du Sahara, à la frontière, il reste donc à raconter le voyage et la vie à Montreuil. J’ai donc plein sur le voyage et la vie à Montreuil. Je voudrais faire ce voyage dont j’ai déjà réalisé une partie. Je considère qu’un romancier doit raconter le réel. J’ai montré ce livre à beaucoup d’amis, aussi bien de la communauté africaine qu’à d’autres personnes. Et en général, tout le monde apprécie.

Il paraît que l’on m’accusait de raciste dans l’émission « Field dans chambre » de Michel Field parce que j’aimais trop l’Afrique. J’étais donc condescendant avec les Africains parce que je les aimais trop. Vous avez donc en face de vous un raciste, je tenais à vous le préciser(rires aux éclats). J’avoue que c’est très intéressant de travailler sur ce sujet en étant à la fois romancier et magistrat. J’ai l’impression d’avoir fait mon métier de romancier car pour moi, être romancier c’est raconter le monde.

Famille

C’est ce qui tisse, qui relie. Au sens étymologique, toute famille est religieuse. La famille relie horizontalement et verticalement car elle relie aussi dans le temps. C’est de telle sorte que l’Académie française est une famille. Je suis au 17ème fauteuil, le fauteuil où il y a eu Pasteur, Cousteau. Quand on dit famille, on dit lien ; qui dit lien dit aussi étouffer. J’aime le lien, mais j’aime aussi la liberté.

Dieu

Je n’y crois pas. Il  n’y a pas besoin de Dieu pour être religieux. Lorsque l’on voit les bagarres entre monothéistes, je ne sais pas si le Dieu unique, si jamais il existe, est une bonne nouvelle. Qui dit Dieu unique dit compétition pour savoir quel est le seul Dieu. Comme le disait Giscard à Mittérand « vous n’avez pas le monopole du cœur », on pourrait dire « vous n’avez pas le monopole du Dieu unique. Tant qu’à faire pour éviter les bagarres entre les dieux uniques puisque personne n’en sait rien autant qu’il y en ait plusieurs, voir pas du tout.

Réussite

Fidélité. La réussite est caractérisée par le fait de réaliser ses rêves d’enfant. C’est vrai qu’à certains moments, la réussite c’est pouvoir prouver sous une autre forme que réussir c’est mener sa vie à soi et pas celle que l’on vous a imposée. Si je meurs à l’instant, en grande partie j’aurai mené ma vie à moi. Manquer sa vie ce n’est pas l’avoir vécue.

Femme

C’est tout, la vie, l’autre, quelque chose que je ne comprendrai jamais. C’est le lien absolu, la valeur, la force, l’étrangeté. Toute femme est à jamais pour moi une étrangère.

Solidarité

Famille. C’est la seule justification à la famille. Quand on pousse trop, cela étouffe, quand on dévoie… C’est tout le couple entre solidarité et liberté, trop de liberté c’est beaucoup de solidarité. L’extraordinaire difficulté pour un Africain d’être écrivain , c’est-à-dire solitaire ou d’être entrepreneur. Dès que l’écrivain économise trois sous pour entreprendre, apparaissent tous les cousins. Je mets toujours en garde ceux qui ne voient que du bien dans la civilisation africaine. Un immigré qui revient sans apporter suffisamment de cadeaux est traité comme un chien alors qu’il s’est quand même saigné. J’en raconte certaines scènes dans le livre.

Jalousie

Dans le roman, les hommes ont la maîtrise des mots, de la palabre. Ils trouvent donc que les femmes ne sont pas jalouses. Elle sont évidemment jalouses. Une femme qui aime un homme a du mal à le voir prendre une deuxième, une troisième puis un quatrième épouse, surtout quand elle vieillit ; d’où les bagarres dans les concessions.

Richesse

La richesse change la pauvreté en misère, je suis frappé de voir que la pauvreté  est supportable alors que la misère ne l’est pas. Il y a un côté qui me frappe de plus en plus dans la richesse : elle inspire à être autre que soi.

Différence

Ce que j’aime beaucoup dans le Mali, c’est qu’il y a une identité nationale forte, pluri-centenaires, il y a ses empires, cette fierté que l’on peut être d’un groupe ethnique et appartenir au groupe identitaire national Mali. J’aime cette différence dans l’union.

Ce qui frappe énormément mes lecteurs qui ne connaissent pas l’Afrique, c’est de voir la complexité de ce continent. Ils ne pensaient pas que l’Afrique avait une si grande richesse. Beaucoup d’Européens ignorent l’existence de classes sociales en Afrique. C’est cette richesse qui m’a donné envie de faire ce livre. Beaucoup de gens me demandent sans arrêt ce que je vais faire en Afrique. Ce sont les mêmes qui me disent après : je comprends pourquoi tu y vas.

Sagesse

J’ai envie de dire l’amitié du temps, c’est une relation d’intimité avec le temps.

Amour

L’amour est une conversation qui commence par la rencontre et qui ne s’achève jamais.

Mémoire

C’est l’ensemble du temps en soi même de l’avenir. Le temps est le fleuve, le fleuve est le temps c’est ce que je représente dans le livre. Il faut avoir du temps pour avoir le temps en soi et pas l’inverse de la fébrilité. Je pense qu’il faut un taux minimum de lenteur dans le temps, on devrait faire des analyses, quand ce taux diminue de trop, l’on brancherait à une horloge pour recharger du temps.

Reconnaissance

Il y a plusieurs mots. Il y a dire merci, il y a aussi le fait de savoir qui chacun est pour mieux communiquer. Lorsque je dis que l’Afrique m’a beaucoup apporté, l’on me demande ce que j’ai apporté à l’Afrique. Je réponds que j’ai apporté à ce continent une sorte de reconnaissance de dette. Je reconnais ma dette envers l’Afrique. J’ai fait lire mon livre à beaucoup d’Africains car je voulais me rassurer d’avoir fait une bonne retranscription. Certains m’ont qualifié de griot, on peut donc dire que c’est un livre de griot.

Voyage

C’est tout le livre Madame Ba . J’étouffe sans voyage. Je n’aime pas le tourisme car l’on n’y rencontre pas les gens du pays. Je pars pour rechercher et connaître les gens d’un pays.

Politique

Je ne séparerai pas politique et Etat. Il ne peut pas avoir de politique s’il n’y a pas d’Etat. La politique est le respect, la règle et l’organisation de la cité. L’important est donc de construire un Etat et le respect de l’institution dans tous les sens du terme, notamment l’intégrité physique.

Immigration

Quand une vache de la communauté européenne reçois 3 € de subvention  par jour, quand un Malien gagne au mieux 1€ par jour, il y aura toujours des Maliens pour préférer le sort des vaches au sort des pauvres.

Intégration

C’est la question centrale. Beaucoup ont-ils envie de venir ? tout le monde ne peut pas le faire. Je suis frappé de voir que souvent, ceux qui parlent d’intégration ne donnent ni les moyens d’empêcher l’immigration ni les moyens véritables à l’intégration. Je suis depuis une trentaine d’années pour une vraie politique de l’immigration. Connaissant mieux que beaucoup d’autres l’Afrique, je sais à quel point c’est un déchirement de partir et que la vie est très difficile en France. Ajouter la difficulté au déchirement veut dire que l’on n’a pas le choix. C’était beaucoup plus facile de venir en France il y a une vingtaine d’années, donc beaucoup plus facile de retourner. Maintenant l’on reste en France parce que l’on a tellement peur de ne pas pouvoir revenir en rentrant quelques temps au pays.

Sur la question des programmes de regroupement familial, on se demande s’il vaut mieux avoir sa famille sur place ou travailler pendant vingt ans en France et retourner. En ce qui concerne l’intégration, je n’ai pas voulu mélanger les deux exercices, c’est-à-dire écrire un roman et proposer un programme politique. Je suis maintenant en train de réfléchir pour savoir ce que je ferais si j’étais conseiller de ministre ou ministre. Par rapport à mon expérience, je me demande ce que je ferais si j’étais Nicolas Sarkozy ou si la gauche revenait  au pouvoir et que j’étais appelé à participer au gouvernement.

Afrique

L’Afrique est mon complément naturel. Ce continent représente pour moi un frère et une sœur d’un autre père et une autre mère. Il faut que nous parlions sans arrêt. Je voyage beaucoup ailleurs mais avec l’Afrique, il faut que l’on parle. Je suis tellement désireux de les entendre parler. Quand j’y suis, j’ai un sentiment étrange de fraternité.  A la fois je suis chez moi, à la fois je vois en quoi je ne suis pas eux. Il y a une sorte de complicité de base dans laquelle il y a une vraie différence. Je ne joue ni au Noir ni au Blanc, les Africains sont mes amis, nous sommes très différents mais nous avons mutuellement besoin de nous. Il y a une sorte de réciprocité absolue.

Écriture

C’est la matérialisation du lien, c’est mon métier de tisseur, je suis un tisserand. Je déteste tout ce qui n’est pas lié, j’aime toujours tout relier. L’écriture relie beaucoup de choses. L’écriture est une construction qui permet de réunir dans un lieu unique des choses qui n’auraient pas dû être ensemble.

Que souhaiteriez-vous que l’on retienne d’essentiel dans Madame Ba ?

Je souhaite qu’après la lecture de mon livre, le lecteur m’entende lui dire : allez-y ! Allez-y !

Recueillis par N. Adja Kaymon (avril 2003)

Madame Bâ

 

 

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