Monsieur Nikosmanashvili

Monsieur Nikosmanashvili

Quand il s’agit d’écrire des sottises, il serait vraiment trop facile de faire un gros livre.

Gaston Bachelard, « La psychanalyse du feu », dernière phrase de l’avant-propos.

 

I

   Depuis au moins deux heures, Piro était perdu. Perdu et sans repères. Toute la matinée, il avait emprunté un chemin étroit, défoncé : une succession de virages en lacets ; ligne serpentine non sans analogies avec ces entrelacs ornant maintes productions manuscrites du Moyen Âge. Mais ces derniers « chemins » - motifs sur le vélin, comme ceux des cartes géographiques, se parcourent uniquement du regard. Aussi, accéder au sommet de cette colline toute en rondeurs fut plus difficile que prévu. Arrivé hors d’haleine au point culminant, Piro Nikosmanashvili – Français d’origine géorgienne, eut de surcroît le souffle coupé en découvrant, au loin, les silhouettes de pics d’une grande majesté. C’est là que le ciel était subitement devenu gris. Fine et laiteuse, une brume se répandit si vite que le paysage changea d’un coup : il se teintait de nuances étranges et irréelles. Peut-être parce que les nappes de brouillard venaient d’en bas. Elles semblaient se former au sein d’une probable vallée. Probable mais invisible. Et puis la neige se mit à tomber.

 

II

   Piro avait quitté la ville de Bichkek depuis une bonne semaine. Chargé du minimum pour effectuer sa grande randonnée, il se souvenait de son départ sous le regard incrédule et inquiet du patron du modeste hôtel de la rue Panfilova. Mais le Kirghize, au fait de l’âge de son client – il détenait, simple routine, une photocopie de son passeport – s’était bien gardé de questionner le vieil homme. La chance fut la compagne de Piro pendant six jours : chaque soir, après une longue marche, il parvenait à négocier pour une somme modique gîte et couvert, chez l’habitant. Ainsi, il dormait tantôt dans une yourte, tantôt dans un chalet pour repartir le lendemain avec des souvenirs inoubliables. Bien qu’éphémères et entravées par une barrière linguistique, ses nombreuses rencontres l’amenèrent à échanger avec des femmes, des hommes et des enfants très chaleureux, curieux de tout ; de sa personne présente autant que de son passé, de ses yeux bleus, sa barbe blanche et même de son ancien métier d’imprimeur-typographe. Et à chaque fois après la veillée, le retraité s’endormait paisiblement, reprenant des forces dans un doux foyer.

 

III

   Piro Nikosmanashvili avait entamé sa descente. En ligne droite. Inutile de perdre du temps à chercher un quelconque chemin : l’épaisse couche neigeuse n’indiquait que le dénivelé. Une pente relativement importante… Ses jambes s’enfonçaient jusqu’aux genoux. Malgré une protection offerte par des vêtements adaptés et d’excellentes chaussures de marche, il commençait à souffrir du froid : il sentait maintenant ses doigts devenir gourds. Ses chaussettes se transformèrent en éponges gorgées d’eaux glaciales. Son avancée se faisait déjà pénible lorsque les vents se déchaînèrent. Des myriades de flocons gelés, particules hystériques, commencèrent à lui fouetter le visage. D’hivernale, l’ambiance était devenue polaire. L’homme de quatre vingt deux ans affrontait désormais un véritable ouragan – tourbillon furieux chargé de glaces acérées, au paroxysme de sa puissance. Piégé au cœur de cet enfer blanc, il prit pleinement conscience et en dépit des circonstances, qu’une fois de plus, un de ses rêves - partir à la découverte des peuples des montagnes et des steppes du Kirghizistan -  était devenu réalité.

   Pour l’instant, marcher…

   C’était la seule chose à faire. Pas un arbre, un bois ou un abri en perspective. Alors, avancer coûte que coûte. Utiliser toutes ses forces jusqu’à l’épuisement. Piro vivait encore ce rêve et le vivrait jusqu’au dernier moment. Ses rêves avaient toujours été ses armes, sa seule manière d’affronter la vie. Aussi, rien d’illogique d’aller à la rencontre de la mort avec ce rêve-là plutôt qu’un autre. Trempé, le corps traversé de frissons, il descendait la pente. Pas à pas. Centimètre par centimètre.

- D’accord, d’accord, soupira-t-il. C’est vrai, je suis prêt ! Mais je vais lutter !

   Soudain un drôle de mot lui traversa l’esprit : AHIMOTUVWX !

 

IV

   Exténué, hébété, abruti, dans un état second, Piro ignorait si l’enchaînement des gestes qu’il effectuait ainsi que tout le reste appartenaient au monde des délires propres aux esprits égarés. Peut-être n’était-ce que chimère mais son premier réflexe fut d’allumer la bougie. Une cascade d’actes automatiques succéda à cette manière de préparation : ouvrir la porte du poêle, le remplir de boules de feuilles de papier journal, y mettre le feu à l’aide de la chandelle et enfin se dévêtir complètement. C’est nu qu’il alimenta à nouveau les flammes, en leur offrant, cette fois des journaux entiers, puis le carton qui les contenait. Il avait laissé ouverte la porte du poêle cylindrique et jouissait de cette chaleur miraculeuse. Il reprenait ses esprits : même avec le carton, la flambée serait de courte durée. Malgré cela, nulle peur, à peine une pointe d’anxiété. Car il comprenait maintenant qu’il avait bien vu ce qu’il avait vu à l’intérieur de la pièce hexagonale : des étagères distribuées sur quatre murs et posés dessus ; des centaines et des centaines de volumes imprimés. Sans hésitation, il s’emparait d’abord de quelques livres de poche et les jetait dans l’âtre. Ces éditions bon marché semblaient faites pour transformer un feu de paille en brassier. Afin d’anticiper un repos indispensable, il édifiait en quelques minutes cinq piles de gros ouvrages juste à côté de l’antique poêle dont le métal commençait à se dilater. Méticuleusement, il déposa deux tomes d’une encyclopédie non sur le petit bois mais sur les petits livres. Plus denses, ils brûleraient comme des bûches, à petites flammes. Piro pouvait enfin se détendre. Il trouva une sorte de couverture dans ce refuge singulier et s’installait près du foyer.

 

V

   A son réveil, il constatait – emmitouflé dans l’épais tissu de feutre, qu’il n’avait pas rêvé.    Enfermé dans le calorifère, le feu couvait encore. A nouveau, Piro Nikosmanashvili entreprit de le relancer et ce en, usant du même stratagème : d’abord avec les éditions économiques.      Cette fois, il se livra à la contemplation des livres dévorés par les flammes impitoyables. Ces flammes se régalaient, naissaient au coin d’une page, se rassemblaient pour déformer une couverture, dévoraient un incipit, torturaient une table des matières qui agonisait ligne par ligne. Le feu, créature vivante à l’origine de tant de mythes, de légendes, hypnotisait Piro. Dans ce spectacle unique l’embrasement des différents volumes de la bibliothèque transformait le papier en flocons virant du noir au gris. Et comme des fétus, les poussières de toutes ces lettres qui le réchauffaient, s’envolaient dans le conduit pour se mêler, à    l’extérieur, aux voltiges plus sereines des cristaux de neige. La tempête s’était apaisée.

   Réconforté par la chaleur, Piro se remémorait le moment où, au pied de la colline, il découvrait une rivière gelée. Se détachait, sur l’autre rive, une masse sombre. Un rocher ? Ou… Sa mémoire aussi se réchauffait... Désespéré, traversant le fleuve en rampant, il avait entendu les crissements de la glace sous le poids de son corps. Et au plus il s’approchait, au plus l’édifice se dessinait de manière précise : un chalet en bois, hexagonal probablement inspiré du modèle traditionnel de la yourte.  Un abri inespéré mais aussi, c’est bien la chose la plus étrange, un écrin pour une extraordinaire bibliothèque.

   Les livres servaient donc de combustible. Le métal du vieux poêle tournant à plein régime virait au rouge. Piro se souvenait des différents types de caractères d’imprimerie livrés à l’appareil de chauffage qui rencontrèrent son regard dès les premières boulettes de papier journal. En particulier ceux de sa langue natale, l’alphabet monocaméral géorgien, et ceux de l’alphabet bicaméral latin, alphabet de sa langue d’adoption. Mille souvenirs liés à son passé d’artisan-typographe surgirent dans son esprit. L’imprimerie, un art, une science qui fait l’objet de règles très précises car rien, absolument rien, n’est anodin dans un texte. En entamant la bouteille de gnôle mise à la disposition du voyageur échoué dans ce gîte improbable, Piro continua à songer au passé. L’apparition de l’ordinateur et du traitement de texte, fut fatale aux caractères en plomb et à cette odeur d’encre si caractéristique d’une imprimerie artisanale. Qui se souvenait encore de Giambattista Bodoni, créateur de police de caractères ? Le sesquicentenaire de sa mort en 1964 avait été occasion de grandes commémorations chez tous les imprimeurs et éditeurs dignes de ce nom, à commencer par  Monsieur Nokalakevi - son premier employeur en Géorgie. Qui en 2015, connaissait Maximilien Vox, fondateur du journal professionnel Caractères, inventeur  d’une classification des caractères qui sera adoptée par la commission de l’Atypl (Association typographique internationale), sous l’appellation Vox-Atypl ? Une poignée de personnes dans le monde et avant eux, feu Monsieur Dubois, homme généreux qui embauchait Piro dès son arrivée en France. En absorbant la dernière gorgée d’alcool fort, l’incendiaire Piro Nikosmanashvili regardait le petit miroir au fond de la pièce. Il y vit son visage et pensa immédiatement aux dix lettres majuscules de l’alphabet latin : « A.N.I.M.O.T.U.V.W.X ». Les seules parfaitement indifférentes à l’inversion de l’image spéculaire. Les dix caractères en plomb que tout typographe identifiait dès les premières minutes de sa formation. Le règne du numérique avec ses promesses d’un nombre incroyable de polices de caractères, était en passe de faire disparaître beaucoup d’astuces mnémotechniques et de connaissances sur les écritures dextroverses ou non.

   Dans le désordre ; Balzac, Umberto Eco, Victor Hugo, des ouvrages savants, Bret Easton Ellis, Julio Cortázar, Rabelais, Bachelard, J. G. Ballard – et combien d’autres ? – réchauffèrent Piro pendant une trentaine d’heures. Les secours finiraient bien par arriver.

   Pour tuer le temps ce vingt février 2015, Monsieur Nikosmanashvili commença à écrire sur un carnet.

Épilogue

   Trois hélicoptères, rien de moins survolaient la zone. Les cinq personnes évacuées, Kirsten inspecta une dernière fois ce refuge déconseillé aux touristes parce que situé dans un lieu perdu, peu fréquenté des nomades. Son véhicule à quatre roues motrices lui permit de regagner Bichkek en un temps record. A peine installé dans la suite du Best Western de la rue Panfilova, il tapait tous les rapports destinés à la compagnie. Si les clients étaient saufs, examiner leurs doléances faisait aussi partie de son travail. Il n’y avait là rien d’extraordinaire : untel signalait la disparition d’un appareil photographique numérique miniaturisé ; le PQH 4.0. Une autre personne précisait dans le questionnaire d’évaluation que les nomades n’étaient pas de « vrais » nomades mais cela, Kirsten le savait parfaitement. Il devait donc expliquer avec tact que ces autochtones-là bénéficiaient d’un statut d’employé contractuel très particulier. Un contrat régit par cette toute nouvelle loi publiée le 26 avril 2025. Sans conteste, un net progrès pour le développement du pays et de son économie ! La couleuvre serait facile à faire passer vu le profil de la cliente : une militante associative éco-responsable. Restait le manuscrit. L’objet n’était pas réclamé et ne figurait sur aucune fiche. Une date rédigée en toutes lettres et en français sur le premier feuillet, suivie d’une fine écriture qui couvrait les autres pages du petit carnet. Kirsten resta songeur quelques secondes en observant ce texte si soigné, écrit dans une langue qu’il ne pouvait pas comprendre. Il trouvait les caractères alphabétiques géorgiens très jolis.

   Après avoir scanné chaque page, Kirsten envoya l’ensemble des fichiers en pièce jointe à l’agence EAT (Europe Asia Traductions). Sa mission était maintenant terminée.

   Il avait faim mais n’avait pas envie de prendre sa collation dans un de ces restaurants de la rue Panfilova, pas plus que dans l’espace repas du Best Western. C’était souvent du réchauffé !

   Presque au même moment, très, très loin de Bichkek, loin d’Ixelles, de Paris, peut-être sur une île déserte ou à l’intérieur d’un penthouse au sommet d’une tour monumentale – symbole d’une incroyable mégapole, voire dans un jardin ouvrier réhabilité, Monsieur Piro Nikosmanashvili fêtait ses quatre vingt douze printemps. L’histoire ne précise pas s’il avait prévu autant de bougies.   

X Ray

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