Le visage de l'autre

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Le visage de l'autre

Aujourd'hui, comme pétrifiés dans leur nouveau statut de pièces de musée, les masques ne peuvent oublier : autrefois, ils s'animaient et faisaient corps avec leurs porteurs, mus par la danse et la musique qui les accompagnaient. Mais, simples ou complexes, heaumes ou cimiers, ils ont pour la plupart d'entre eux perdu leurs extraordinaires costumes de fibres, de feuilles ou de plumes.

Objet de culte ou de divertissement, cet accessoire, qui s'inscrit parfaitement dans la pratique théâtrale sacrée ou profane, transcende sa seule valeur objective : il n'est jamais pur élément de représentation, c'est son caractère intentionnel qui importe. Le masque ne prétend nullement à la ressemblance, il est là pour mieux suggérer la présence de cet autre, insaisissable. Se masquer, en Afrique Noire, c'est prêter vie à un être d'une nature différente, divinité, esprit ou génie. Création éphémère en feuilles, en fibres, modelée pour quelques heures, quelques jours, ou sculpture faite pour vivre des semaines, des mois ou des années à travers le bois, l'ivoire ou le métal, le masque est un deuxième visage qui transforme l'individu de l'intérieur: le porteur - presque toujours un homme -est animé par l'esprit afférent au masque, acteur par substitution.
Le masque protège celui qui oublie son propre visage pour devenir autre. Il l'accompagne aux limites de la vie et du surnaturel, pour mettre face à face les dieux, les génies et les hommes.

Le masque, du rite au théâtre

L'univers du rite constitue une rupture par rapport au quotidien, rupture qui s'effectue tout d'abord dans l'espace, puisque les membres d'une confrérie se réunissent à l'abri des regards profanes. Cette distanciation s'inscrit dans le temps: une langue particulière est fréquemment utilisée, et les actes prennent comme légitimité une charte mythique dûment respectée. La mise en représentation de cet univers au moyen de masques fabriqués ou non par les initiés postule des règles qui fondent des systèmes signifiants relativement complexes. La dramatisation au cœur même de chaque étape de l'initiation, matrice du savoir, mais aussi génératrice d'émotions et d'anxiétés que partagent durant quelques semaines ou quelques mois les membres d'un même groupe. Or, cette expérience parfois vécue comme une catharsis peut s'ouvrir aux non-initiés, les masques se transforment alors en outils de connaissance.

C'est dans cette dimension que réside l'une des fonctions essentielles du masque, celle de la participation, qui permet à l'homme de suivre les cycles de la nature. Ce contrôle se révèle d'autant plus nécessaire à l'individu qu'il
détermine ses propres rythmes. Dans ce but, les efforts des danseurs se concentrent pour circonscrire l'espace, non pas à l'intérieur d'un sanctuaire, mais sur le sol d'un lieu ouvert près duquel se tiennent les spectateurs. Ainsi se trouve évoquée et fixée par des figures chorégraphiques d'une présence d'un monde autre dont le masque signifie l'insaisissable ubiquité et l'extraordinaire altérité.


Sous le masque

Le masque n'a pas toujours pour unique fonction de cacher le visage qu'il recouvre, il doit l'abolir et le remplacer. Ainsi le porteur perd-il son identité pour que s'expriment, le temps de la cérémonie, la divinité ou l'esprit qu'il incarne. Plus qu'il ne cache, le masque désigne le personnage héroïque ou mythique rendu présent. C'est pourquoi le code expression, se double d'une gestuelle caractéristique. Le masque peut jouir de significations différentes
selon qu'il représente le visage d'un esprit, d'un défunt, d'un animal, même si ces significations en cachent d'autres, plus profondes.
Dans les éléments du costume, une multitude de signes renvoient à l'ordre du discours, celui des mythes, des maximes et des proverbes. La sortie des masques n'est pas un acte isolé, le sens de chaque obéit étant déterminé car la rencontre des données répétitives. Les rites expulsent les contradictions pour que l'univers révélé par les masques soit parfaitement cohérent: rien ne se passe qui n'ait déjà eu lieu, et le jeu des hommes masqués est la reproduction d'actes passés mais perpétuellement renouvelés.

Le port du masque se définit comme une transgression, voire une subversion, des références humaines. Le pouvoir du masque est indicible. Les interdits et les protections qui circonscrivent tous les actes du porteur lorsqu'il revêt le masque assignent des limites à cette puissance redoutable. L'homme masqué, qui doit presque toujours conserver l'anonymat, n'appartient-il pas à cette catégorie d'individus considérés comme intrinsèquement différents des autres ?
Dans les sociétés africaines, celui qui jouit de la faveur de porter un masque dispose bien souvent de pouvoirs qui touchent les domaines de la vie sociale, économique et religieuse. L'objet établit la frontière entre le monde des humains et le surréel, dans un but de transformation de la personnalité, puis d'appropriation de pouvoirs extraordinaires, pouvoirs qui permettent d'assumer le masque et d'en révéler la face à ceux qui participent, à visage découvert, aux cérémonies rituelles.
Les sorties de masques jouent sur le paradoxe: les mêmes thèmes se reproduisent indéfiniment puisqu'ils se transmettent de génération en génération, mais ils s'inscrivent également dans l'instant, car ce qui est représenté n'est jamais tout à fait identique à la fois précédente, même si les données originaires demeurent théoriquement intangibles.
La geste masquée, que l'on peut concevoir comme un art vivant, requiert non seulement la totale participation physique et psychique de celui qui se trouve sous le masque, mais aussi celle des spectateurs. Cette pratique apparaît comme un moyen privilégié grâce auquel l'actant principal, le porteur du masque, il s'investit dans un rapport collectif C'est vers lui que convergent les signes visuels, auditifs et musicaux en de multiples réseaux de
significations, mais sans le regard des autres et sans le masque, cet être n'existerait pas.

De toutes les composantes de l'image du corps, le visage constitue, peut- être autant que le sexe, une problématique privilégiée. Il est le lieu où ' s'affirme l'identité et se révèle une dimension qui transcende le paraître, dimension qui se dérobe à l'absolue transparence. De cette ambiguïté, les multiples visages du masque
expriment les ultimes vertiges.

Ici, visage à l'ovale presque parfait, là stylisé à l'extrême, ou bien face sur laquelle se brouillent, se confondent, puis se perdent les traits de la physionomie lorsqu'ils ne recherchent pas la plus forte expressivité, ce sont là sans doute les grandes constantes du traitement du masque qui troublent la permanence de l'objet et rendent
toute notion de représentation aléatoire, excepté peut-être lorsque le sujet maintient son réfèrent au sein de figures animales explicitement suggérées. Ajouts inattendus au visage humain, transformations ou déformations des organes, ces éléments qui constituent toujours le point focal de l'œuvre apparaissent moins comme des obstacles à la perception du sens que comme des clefs interprétatives qui ouvrent et libèrent la
justification des éléments plastiques. Les masques pourvus de trompes, de becs démesurés, de dents, de crocs ou de cornes, qui expriment soit la force de l'animal, soit son agressivité, ne nient pas la réalité, ils en accaparent les multiples facettes, les idéalisent pour en assurer une extraordinaire présence. Ce passage dans la dissemblance impose un au-delà du visage dont les limites sont insaisissables, mais qui demeure lié à l'humain par un point de haute fragilité, fluctuant dans la zone du regard ou celle de la bouche.

Les éléments propres à la conception des masques à tendance naturaliste s'appuient sur la mise en évidence d'un langage plastique qui se veut concis. Les sculptures sont traitées à partir de conventions qui visent à obtenir une figuration épurée où affleure l'expressivité. Mais la simplicité du visage se trouve, dans bien des cas, contrebalancée par la luxuriance des éléments décoratifs, tels les scarifications, ou l'élaboration de la coiffure.
Cependant, les styles se transforment progressivement. En adaptant et en combinant tout un répertoire de formes appartenant à des archétypes, les sculpteurs créent des œuvres qui portent trace des nombreux contacts avec des peuples voisins.
Les masques sont rarement des créations singulières, ils relèvent de pratiques artistiques qui se perpétuent au sein de groupes partageant les mêmes systèmes de pensée et les mêmes croyances. Les œuvres témoignent aussi de la maîtrise et de l'originalité d'un sculpteur qui retient souvent avec une saisissante précision la moue agressive d'une bouche, la courbe d'un nez...Mais, sur ces masques, jamais ne s'affrontent vieillesse et jeunesse, laideur et beauté. Ils demeurent les multiples visages de l'intemporel.

Figures d'expression

Le masque est une face, une interface. C'est un lieu de passage et d'échanges entre des forces invisibles et les regards humains: un entre-deux. Pour communiquer avec ces forces, le visage de l'individu ne doit plus paraître aux autres regards de manière habituelle et quotidienne. Lors des cérémonies, le visage est grimé, disparaît sous un écran. Il perd la face, brouille ses traits de couleurs, la trame, en recompose la carte. Réciproquement, les forces, pour se manifester aux regards, empruntent un visage, s'enduisent d'humanité, la franchissent.
Pour traduire ce franchissement, le sculpteur modèle une membrane sensible, en forme de visage. Mais au lieu de continuer vers un improbable portrait, l'artiste adapte directement des registres d'expressivité à cette structure, afin de lui conserver le privilège de sa dissemblance.
Ces registres sont multiples et intuitifs. C'est tout le génie créateur du sculpteur africain de redistribuer les lignes et les plans de la structure du visage et de la tête, de composer des traits, de les rapprocher et de les distendre, d'étirer, de compresser, d'évoquer par des processus formels des phrasés expressifs, d'ouvrir la physionomie ou de la fermer selon le flux ou le reflux des tensions des forces qu'il , veut exprimer. A ces compositions, dans lesquelles l'expression des couleurs et des patines n'a pas moins d'importance, s'ajoutent des transpositions. Il s'agit de remplacer les volumes par d'autres volumes, les surfaces par d'autres surfaces, en les articulant encore sur le dispositif général du visage, de rendre concave ce qui est convexe et inversement; de projeter vers l'extérieur ou de ramasser. Par un subtil ; jeu d'équivalences, ces surfaces sont délicatement modelées. A ces transpositions s'ajoutent également les combinaisons avec des formes non-humaines, animales le plus souvent.

Antilopes, lièvres, singes, lions, hyènes, crocodiles, et bien d'autres animaux animent un vaste bestiaire qui offre aux masques des Dogon une incroyable diversité. Parmi les plus connus, le masque picoreur, doté d'un immense appendice légèrement incurvé, rappelle le bec du calao. Très différent, le masque Kananga révèle certains attributs susceptibles de caractériser tout à la fois un homme et un oiseau, avec des yeux grands ouverts et un nez dont la forme est proche d'un bec. Une structure, dont les branches constituées par deux planches transversales sont fixées par un mât, s'érige au sommet de la tête. Autrefois, rapporte la légende, un chasseur ayant taillé une pièce du bois à l'image d'un grand oiseau qu'il avait vu voler très haut dans le ciel, les ailes largement déployées, dut réaliser maints sacrifices pour se concilier les forces du Kananga.
D'autres masques surmontés d'une planche se trouvent au Burkina-Faso, notamment chez les Mossi, les Kurumba et les Biwa. Détentrice d'une force mystérieuse peut-être dangereuse, la figure du bélier est très présente dans le bestiaire qui sert à l'édification des masques, tels ceux des Bobo du Burkina-Faso. Au gré de l'histoire, réelle ou mythique, l'image d'un animal, celle d'une figure anthropozoomorphe ou celle d'une sculpture végétale s'affirment au sein d'un groupe déterminé et se définissent par rapport aux échanges entre les membres d'un clan ou d'un lignage partageant les mêmes interdits et les mêmes règles de conduite.

Parfois, la précision de la représentation peut fournir une identification claire, comme pour les masques portés durant l'initiation n-Khanda par les jeunes Yaka (Zaïre). La tête monumentale qui émerge de l'encombrante touffe de raphia impose avec ses énormes yeux et son mufti colorés de blanc et de noir, l'image du buffle.
De tous les appendices qui ornent la tête des masques au visage humain, les cornes sont les plus fréquentes. Les cornes témoignent d'un réel raffinement plastique lorsqu'elles se déploient indéfiniment, comme dans les cimiers tyi wara des Bambara, ou se multiplient pour former une couronne à laquelle vient s'adosser un personnage assis sur la tête du masque. Entre la création plastique et l'animal désigné comme réfèrent, l'analogie se fonde rarement sur une image intégrale, mais bien plus sur quelques éléments, comme pour les masques antilopes des Kwélé du Congo.

La conception des masques tsàmabu joue pleinement sur les effets créés par la densité des formes et de la matière. Les volumes surgissent et éclatent sans retenue, prêts à briser chaque fibre du bois. La partie supérieure du masque forme un large panneau divisé par un bourrelet médian. Aucun décor ne trouble cette masse, si ce n'est quelques sillons que l'herminette du sculpteur a discrètement dessinés. Mais toute l'énergie plastique, et donc la force du masque, est nourrie par l'hypertrophie des organes sensoriels considérablement développés: les yeux boursouflés se distinguent à peine des joues qui, elles-mêmes entretiennent une relation d'extrême proximité avec la bouche.

Chez les Mossi, les masques appelés Karan-wemba privilégient l'esthétique du corps. Les masques punu du Gabon, dont la pureté exceptionnelle enveloppe des traits parfois presque trop gracieux.
A l'évidence, ces pièces entretiennent des relations de familiarité avec les visages humains et visent à en suggérer la beauté, ainsi que, dans une certaine mesure, la présence.

Les amplifications, les ellipses, les métaphores, entre autres ligures à expression, permettent de considérer le masque africain comme un discours plastique qui laisse deviner une grande complexité conceptuelle, loin de sa
réputation de "primitivité". Elles font entrevoir comment le masque recouvre une rhétorique qui se dévoile seulement dans l'initiation. C'est peut-être de cette énigmatique éloquence que le masque tire son plus fort pouvoir d'expression.
Le visage est le champ privilégié de l'expression. Il est le lieu primordial de la civilité. Chaque visage donne à lire les "figures" d'une qualité particulière de la présence dans le cadre des conventions sociales. Ces figures sont transcrites dans la plasticité des traits, leur "configuration", la mécanique des muscles, l'épaisseur de la peau. Son degré de brillance, et tel un microcosme particulier à l'intérieur du visage dans les dispositions du regard. Ces figures apparaissent comme dans les signes d'un texte enfoui à l'intérieur, et que l'expérience assemble et traduit. Mais il ne s'agit que d'une face, de la surface d'un phénomène insaisissable, à jamais hors d'atteinte dans son intégralité. Le secret est scellé. Le visage serait le lieu d'un franchissement toujours incomplet, tant pour "le regardeur" que pour le regardé. Ce qui se peindrait sur la face resterait œuvre inachevée, ou voilée, masquée...

Comment faire le portrait du génie manifesté par le masque? Les génies, souvent les défunts ou les "esprits" n'ont pas dans le monde surnaturel de visage. Les voir serait-il d'ailleurs supportable? Il faut leur en prêter un, les masquer pour les rendre sensible aux regards humains, pour les contenir aussi.
Le sculpteur africain doit généralement composer avec une forme préétablie identifiant tel type de masques et un certain nombre de messages commandités. Son "discours" plastique est susceptible d'être retransmis en paroles, notamment dans le cercle des initiés. Des signes identitaires du mythe doivent se composer, et la structure faciale les accueillir en une synthèse associative et métaphorique. Les variations et les évolutions des formes proposées par le sculpteur sont soumises à des déchiffrements érudits; ce dernier étant contraint par une
collectivité.
Au-delà de ces clivages, ceux du réalisme et de l'abstraction tous ensemble mariés, ceux de la contrainte et de l'anonymat, le problème du créateur dépend de la manière d'aménager ses contraintes, dépend, comme le disait Roland BARTHES, de ce que l'artiste choisira de retirer au réel pour l'ouvrir :"0n entend souvent dire que l'art a pour, charge d'exprimer l'inexprimable: c'est le contraire qu'il faut dire ( sans nulle intention de paradoxe) : toute la tâche de l'art est d'inexprimer [ l'exprimable, d'enlever la langue du monde, qui est la pauvre et puissante langue des passions, une parole autre, une parole exacte. C'est le génie des sculpteurs africains d'avoir sans cesse reformulé cette synthèse polysémique à partir de quelques volumes simples, d'avoir inventé de subtils équilibres entre concept et plaisir d'esthétique, entre objectif et subjectif, pour que des masques aient été jugés bons à utiliser par d'autres groupes ethniques, y compris les nôtres. Rechercher l'expression, ce serait donc rechercher le masque, apercevoir comment il se présente et comment il représente non pas un fond invisible, mais comment il "dérobe le visible", comment il recouvre une absence de fond plus angoissante encore. L'œuvre serait alors le masque et l'artiste le porteur du masque, intercesseur qui lui donne sa voix. Elle passe par les nombreux phrasés des formes de l'œuvre-masque. Les masques-œuvres d’art africain en offrent une grande richesse par leurs nombreuses propositions formelles.

Ses différents niveaux de sens se réalisent dans une forme simple et unique d'où sourd un secret, une énigmatique éloquence. Nous ne nous intéressons peut-être plus à nos visages, qui ne diront jamais rien de leur identité mais, toujours, beaucoup de leurs mystères. C'est l'apparition d'une nuit plus énigmatique qui s'aperçoit dans les fentes des regards des masques qui nous fascine. Le secret est une ouverture sur l'imaginaire. On peut toujours supposer plus.
Le pouvoir esthétique du masque réside dans cette ambiguïté désirée et réalisée par le sculpteur, dans cet élargissement toujours possible du sensible d'une face. Elle garde l'empreinte d'une énigme par-devers soi, comme les plus beaux portraits. Elle révèle son vide. C'est la forme disposée autour du vide dite en idée de visage qui nous retient, et non plus le reflet du miroir, c'est une absence de fond à la mesure de notre destin d'inhumanité. Nous y reconnaissons peut-être une dimension enfouie, une part "d'indispensable obscurité", que les sculpteurs africains ont non seulement assumé mais qu'ils ont réussi à faire surgir en pleine lumière, à exprimer.

Les masques ouvriraient alors sur les signes possibles d'une expression "inhumaine", une face transitoire bouleversée de formes et franchie par une autre chose que l'homme.

CLG  Illustration : JL Biston

 

 

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